Mouvement incessant
Cet après-midi, je suis descendu au Wat Mahatat pour acheter des petits bouddhas pour Ayya Khema* : c’était une agréable diversion dans mes préoccupations. Écouter Sogyal Rinpoché sur le guru yoga* dans la voiture fut de nouveau une puissante inspiration. Le guru yoga est l’autoroute qui conduit droit au but ; pourquoi s’égarer sur les départementales ? En méditant cette nuit, j’ai eu une curieuse vision de mon esprit comme des pages de couleurs mouvantes qui passaient. Cela ressemblait un peu à mon tableau Les grains de sable du Gange (512), mais les taches étaient plus grandes ; elles bougeaient, se touchaient et s’interpénétraient, apparaissaient d’un côté, passaient et disparaissaient de l’autre, comme les reflets du soleil couchant sur les risées d’un lagon. C’était tout à fait paisible et silencieux, comme si les pensées s’étaient transformées en ces taches de couleurs et que je pouvais contempler ce beau spectacle de l’extérieur, avec une parfaite équanimité. Cela m’a donné ce matin l’idée d’en faire un tableau.
Curieusement, j’ai alors lu dans Lama Govinda une citation de Tilopa qui disait : « Where the mind has no place where it can stop, there the mahamudra is present » (Là où l’esprit n’a pas de place pour s’arrêter, le mahamudra est présent). Cela a fait tilt et m’a mis pour la journée dans un état de béatitude où j’essaie de maintenir l’impression que les manifestations mentales apparaissent et se dissolvent simultanément comme des reflets sur l’eau. Le danger est que l’eau s’immobilise et que le reflet s’arrête ou se fixe. Alors, le moi revient. Comme dit Dudjom Rinpoché : « Le moi est comme l’eau qui reflète la lune, il est la cause première qui reflète les manifestations illusoires du samsara* ». Lama Govinda insiste beaucoup sur la mobilité, le mouvement incessant qu’il faut toujours maintenir pour que le moi ne puisse pas trouver d’assise. Il faut être l’impermanence : elle seule permet le changement et l’évolution. Participer au dynamisme de l’univers est le moyen d’échapper aux attachements d’un soi statique. Un des autres points importants développés par Lama Govinda est l’interprétation profonde de la chaîne d’interdépendance* : transcender la causalité de l’espace-temps et la remplacer par la simultanéité de la cause et de l’effet. La liberté vient de cette réalisation de la synchronicité : c’est l’essence de la non-dualité !
* Khema (Ayya) (1926-1997) : née à Berlin, Ayya Khema fut ordonnée nonne en 1979 au Sri Lanka. Elle enseignait le bouddhisme theravada et la pratique des jhanas, les absorptions méditatives. Elle fonda en 1978 le Wat Buddha Dhamma, un monastère de la forêt situé en Australie, où j’ai fait ma première retraite avec elle en février 1990 (voir mon livre Le parfum de l’éveil). Elle fut ensuite mon principal maître spirituel jusqu’à sa mort.
* Guru yoga : pratique tibétaine de dévotion qui consiste à visualiser le gourou (sous la forme de son maître, d’un être éveillé ou d’une déité), à invoquer son aide et sa bénédiction par des prières et des mantras, et à faire fusionner son propre esprit avec son esprit éveillé.
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
* Chaîne d’interdépendance (pali : paticcasumuppada) : la loi de l’interdépendance – de l’origine conditionnée et interdépendante de tous les phénomènes – est, avec l’impersonnalité, un des fondements de la doctrine bouddhique. La loi de l’interdépendance est une des lois de la nature, à savoir que toutes choses – qu’elles fassent partie de l’environnement, de la société, de l’individu ou de l’esprit – sont interconnectées et ont entre elles des relations causales. Cette loi est généralement exprimée sous la forme d’un enchaînement de douze maillons – dont chacun est la conséquence du précédent et la cause du suivant – qui conduisent de l’ignorance à l’apparition de la souffrance. Le premier, l’ignorance, et le sixième, le contact (entre les organes et les objets des sens) sont les deux niveaux où il est possible de s’échapper du cycle de la souffrance et de l’existence conditionnée.
13 janvier 1991, Bangkok