Impassibilité
Je lisais dans L’Inde où j’ai vécu, d’Alexandra David-Néel : « Le stade élémentaire de l’impassibilité est que l’esprit ne souffre pas parce que le corps souffre ». Ne pas se laisser émouvoir par les paroles désagréables, et, ce qui est plus difficile, par les flatteries et les paroles agréables. Et même se détacher de toutes les paroles, car, si elles ne figurent pas dans l’une de ces deux catégories, elles sont généralement intéressées, et toujours subjectives. L’autre jour, en regardant les filles sur le bateau, je me disais qu’il faudrait regarder le spectacle du monde qui nous entoure comme si c’était un film, c’est-à-dire des images et des paroles fictives, qui n’ont aucun rapport avec la réalité. Mais il est difficile de ne pas se laisser prendre par un film, au moins sur le moment. La vie aussi, c’est sur le moment qu’on y croit, pas quand on y repense après coup. On y voit alors plus clair, mais c’est trop tard. C’est dans le présent qu’il faut arriver à se dissocier du film, à voir le monde depuis l’extérieur, comme s’il défilait sur un écran.
Nous sommes tellement habitués à nous prendre au jeu des acteurs que nous sommes, que nous jouons notre vie sans réfléchir. J’essaie de m’obliger à écouter ce que les autres disent, sans les contredire ni remettre en cause leurs paroles, même si je ne suis pas d’accord avec eux : ce n’est pas facile. Car cela ne sert à rien, et dans bien des cas je ne suis pas sûr d’avoir plus raison qu’eux. Les paroles n’expriment toujours qu’une face de la vérité, et notre vision étroite ne nous permet pas de voir toutes les faces de la vérité en même temps. À ce propos, il y a une histoire d’aveugles qui veulent, chacun à sa manière, décrire un éléphant en n’en touchant qu’une partie…
Il commence à faire nuit et je n’y verrai bientôt pas plus qu’eux.
19 octobre 1985, Faaa (Tahiti)